23
Le lendemain, Jessy Flanagan se rendit au laboratoire de Sukumi, décidée à tout tenter pour élucider le mystère. Elle avait passé une partie de la nuit à réfléchir au problème. Que le Japonais soit un savant fou qui déstabilisait les cerveaux l’intéressait moins que de savoir comment il y parvenait. Cette curiosité toute scientifique l’avait convaincue de prendre le maximum de risques pour essayer de percer son secret. Un chercheur n’hésite pas à courir tous les risques pour être confronté à une expérience décisive. De nombreux savants avaient expérimenté sur leur personne le résultat de leurs recherches. Au nom de l’intérêt supérieur de la science, elle était prête à se laisser manipuler par Oda Sukumi.
Celui-ci l’accueillit avec affabilité. Dès le premier instant de leur rencontre, Jessy Flanagan s’appliqua à mémoriser tout ce qui lui parut essentiel. Elle se trouvait dans un état de réceptivité exacerbé. Rien ne devait lui échapper, mais il y aurait une limite au-delà de laquelle il lui serait impossible de maîtriser les événements. Le matin, elle avait envisagé de séduire le Japonais. Elle avait essayé d’imaginer comment il lui faudrait se comporter pour y parvenir, mais elle s’était heurtée à un mur. Oda Sukumi resterait inaccessible, étranger à la plus élémentaire notion de séduction, et, bien qu’elle se fût préparée au jeu en s’habillant avec une provocation calculée, elle s’apprêtait à le circonvenir avec son intelligence, de savant à savant.
Oda Sukumi, souriant, lui fit dès l’abord un compliment :
— Je suis très honoré de votre visite, mademoiselle Flanagan, vous êtes la première femme qui puisse comprendre l’importance de mes recherches.
Elle lui répondit par une formule de politesse, scrutant du regard le décor dans lequel elle venait de pénétrer. Oda Sukumi commença par lui faire visiter les différentes cellules de recherches qu’il dirigeait. Cela ne leur prit que peu de temps, une heure à peine, durant laquelle Jessy Flanagan observa attentivement son hôte, cherchant à déceler la moindre faille. Oda Sukumi était un modèle de concision et d’intelligence et, tandis qu’il lui précisait un détail sur la rationalisation de ses travaux, elle se demandait si Victor Pevsner ne s’était pas laissé abuser par son imagination.
Lorsqu’ils se retrouvèrent dans le bureau du jeune savant, elle se risqua à sonder cet esprit apparemment au-dessus de tout soupçon. La pièce était confortablement meublée. Une immense baie permettait de découvrir le panorama de la ville, du dix-septième étage de la tour Mitsubishi. Jessy Flanagan choisit d’attaquer en douceur.
— Que savez-vous de notre Fondation, monsieur Sukumi ? demanda-t-elle en se protégeant derrière les volutes de sa cigarette.
L’œil de Sukumi conservait cette indéfinissable douceur qui donnait à son regard un charme mystérieux.
— Votre Fondation en sait beaucoup plus sur moi que je n’en sais sur elle, répondit-il. Mais cela est dans l’ordre des choses. En fait, je ne connais rien d’autre que ce que m’a révélé monsieur Ashby.
Ashby était mort. Oda Sukumi le savait-il ? Elle choisit de feindre de l’ignorer. Elle poursuivit :
— Que vous a-t-il révélé, précisément ?
— Monsieur Ashby s’est montré très succinct. La Fondation pour les sciences humaines est un organisme international qui se consacre au développement de la recherche dans tous les domaines. Elle sélectionne les plus doués parmi les jeunes chercheurs pour leur donner les moyens de poursuivre leurs travaux dans les meilleures conditions matérielles. Je fais partie de ces heureux élus, semble-t-il...
Oda Sukumi s’interrompit.
— C’est tout ce que vous savez ? insista Jessy.
— Absolument. J’ai accepté de devenir l’un de vos lauréats. Cette bourse va me permettre d’approfondir ma recherche en toute indépendance.
— Vous êtes-vous libéré de vos engagements envers le groupe pour lequel vous travaillez ?
— Non. Je dispose ici d’un remarquable outil de travail, mais je peux aménager mes accords et consacrer plus de temps à mes travaux personnels.
Jessy Flanagan saisit l’occasion. Elle chercha la meilleure formulation pour engager l’entretien sur un terrain plus délicat.
— Monsieur Sukumi, dit-elle, j’aimerais savoir quel est le but de vos recherches. Votre dossier fait état de travaux dans le domaine des images mentales. Je dois convenir que vous obtenez des images exceptionnelles. Mais, en tant que spécialiste, je ne peux me contenter de vos déclarations prétendant à un divertissement sans conséquence. Au niveau de notre relation, il faut que j’en sache un peu plus que le commun de vos visiteurs. Que cherchez-vous exactement, monsieur Sukumi ?
— Je suis très flatté par l’intérêt que vous me portez, mademoiselle Flanagan, vous êtes la première personne avec laquelle je peux parler de mes travaux en sachant que je serai écouté, et compris. La plupart de mes visiteurs ne s’intéressent qu’au spectacle que je leur propose. En réalité, ces images ne sont que la partie émergée de l’iceberg, matière première essentielle qui me permet de progresser. C’est elle que j’étudie, que j’analyse et qui peut me conduire à une découverte fondamentale.
Oda Sukumi s’interrompit à nouveau, laissant à son interlocutrice le soin d’apprécier la solennité de l’instant.
— Laquelle ? demanda Jessy Flanagan.
— La pensée, mademoiselle. Je suis peut-être sur le point de déchiffrer les pensées qui traversent notre cerveau.
Jessy Flanagan ne put s’empêcher d’exprimer son étonnement.
— Incroyable, vous en êtes si près ?
Oda Sukumi eut un geste des mains d’une évidente modestie comme pour tempérer son enthousiasme.
— Pas encore, mademoiselle Flanagan, je n’en suis qu’aux toutes premières approches, mais j’ai déjà obtenu quelques encouragements.
L’homme était prêt à succomber à un sentiment qui était familier à Jessy Flanagan : la vanité du chercheur solitaire. Elle souhaita que, tout Japonais qu’il fût, Oda Sukumi ne résiste pas à cette humaine faiblesse, et elle décida de l’exploiter aussitôt.
— Rien de cela n’apparaît dans votre dossier. Pourquoi ? Vous êtes en tête de liste de nos lauréats, mais si en outre vous vous trouvez sur le point de déchiffrer le phénomène de la pensée, vous allez révolutionner le petit monde des neurologues. Je suis positivement subjuguée... Comment cela est-il possible ?
Oda Sukumi se voulut plus modeste encore, mais Jessy Flanagan ne s’y trompa pas, le jeune savant avait mordu à l’hameçon.
— Phénomène de la pensée n’est pas le terme le mieux approprié, répondit-il, il s’agit plutôt d’une lecture des sentiments ou des impulsions immédiates qui agitent et modifient le fonctionnement de notre système nerveux central. Je suis en mesure d’établir un code de lecture et de l’interpréter. Mais il me sera plus facile de me faire comprendre en procédant à une démonstration. Allons dans mon laboratoire si vous voulez bien.
En pénétrant dans le domaine réservé du Japonais, Jessy Flanagan s’appliqua à ne rien laisser échapper à son observation. La pièce était spacieuse, sans autre ouverture que la porte par laquelle ils venaient d’entrer. Une seconde porte lui faisait face et débouchait sur une autre pièce. L’éclairage uniforme, diffus, tombait du plafond. Un rhéostat permettait d’en varier l’intensité. Le degré de technologie de l’appareillage lui parut à la fois familier et susceptible de la surprendre. Aucun appareil ne portait une marque apparente. Difficile d’en estimer les performances... Mais elle les supposa plus perfectionnés que ceux qu’elle utilisait. Un pupitre de commande, surmonté de trois écrans vidéo, constituait la pièce maîtresse du système. Ses calculatrices et ses mémoires tapissaient les murs sur trois côtés. L’ensemble était d’une sobriété quasi monacale.
Oda Sukumi avait avancé un siège supplémentaire pour installer Jessy près de lui, face au pupitre de commande. Elle lui demanda :
— Vous travaillez toujours seul ? Je trouve cette solitude impressionnante.
Le Japonais sourit en se tournant vers elle.
— Hormis les mises en place et l’entretien, lui répondit-il, c’est un principe auquel je reste très attaché. Je travaille surtout la nuit, la solitude est ma meilleure compagne.
Il avait mis le pupitre sous tension et pianotait sur le clavier. Elle nota l’enchaînement des ordres en essayant de mémoriser les codes du programme qui s’inscrivaient devant elle sur l’un des écrans. Elle en était presque certaine, tout ne transparaissait pas en clair. Elle demanda :
— Qu’allez-vous me montrer ?
— Des images mentales expérimentales issues de mon propre système neuronal. Pour explorer le phénomène des sentiments humains, je n’ai pas trouvé de meilleur cobaye que moi-même. C’est presque une obligation si je veux m’assurer des émotions qui habitent le sujet étudié.
— Je ne comprends pas très bien, pouvez-vous être plus clair ?
— Ce que j’essaie de maîtriser, mademoiselle Flanagan, ce sont les lois physico-chimiques qui régissent le cerveau. Je pars du principe que nos émotions primaires déclenchent des réactions qui obéissent à des lois constantes et je m’efforce de les rendre perceptibles pour en comprendre l’alphabet. Je travaille sur des impulsions extrêmement simples, telles que l’état de repos, la douleur, la colère, l’excitation sexuelle et, dans ces conditions, il est très difficile de contrôler ce qui se passe réellement chez un sujet extérieur. Il m’est plus facile, en revanche, de diriger mes émotions et d’en noter l’ordre avec une relative objectivité.
— Je comprends, dit-elle, tout en laissant transparaître son admiration pour les travaux du Japonais. Il touchait à un domaine la concernant de très près.
Des images apparurent sur l’écran central. Oda Sukumi arrêta la projection pour les commenter.
— Vous voyez une série de tests fondamentaux. J’ai pensé fortement à un certain nombre de sujets qui déclenchent en moi des émotions. J’ai répété indéfiniment l’expérience en enregistrant les paramètres mesurables : la pression artérielle, les échanges électriques et chimiques, la température, etc., et je suis arrivé à établir une carte sur laquelle je commence à lire.
Jessy Flanagan l’écoutait et regardait, fascinée.
Elle passa une heure très étrange, assise dans son fauteuil face à l’écran. Tandis que son œil suivait les métamorphoses du cerveau de Oda Sukumi, elle essayait de comprendre ce qui lui arrivait. Elle se sentait en possession de tous ses moyens, elle enregistrait précisément chaque détail mais, en même temps, elle était incapable de se libérer d’une torpeur envahissante qui semblait, non pas la paralyser, mais l’empêcher d’être tout à fait elle-même. Ce Japonais en faisait trop. Elle avait vaguement conscience de ne pas pouvoir échapper à son magnétisme, de ne pas le vouloir même, au point de rester là et d’écouter ses commentaires sans réagir.
— ... La conscience n’est en fait qu’un système de régulation qui agit sur nos images mentales et sur leurs associations. Les connaissances actuelles de la chimie des synapses permettent d’orienter le mécanisme régulateur des neurones. Je mesure ces décalages, je les classe, selon une certaine échelle de valeurs. Ici, par exemple, il s’agit d’un stimulus de plaisir accroché à un sentiment de nostalgie. J’avais volontairement orienté ma pensée vers le village de mon enfance, ma mère et le souvenir...
Sur l’écran, les images défilaient, saisissantes de netteté. L’encéphale s’animait de plages colorées qui s’étendaient sur toute l’étendue du spectre chromatique en se métamorphosant en d’incessants mouvements de formes et de couleurs.
Jessy Flanagan acceptait la fascination qui s’était emparée d’elle. Elle irait jusqu’au bout de l’expérience dans laquelle elle s’était engagée. Lorsque le jeune savant lui demanda s’il l’autorisait à filmer son cerveau, elle lui donna son accord sans hésiter. La caméra à positrons se trouvait dans la pièce contiguë : un fauteuil surmonté d’un énorme casque, une multitude de câbles qui rampaient sur la moquette avant de se perdre dans la paroi.
Elle s’installa, docile mais attentive. Ainsi, pensa-t-elle, elle prenait le risque de se faire trafiquer la cervelle et, si Victor Pevsner ne s’était pas trompé, celui de devenir subitement folle furieuse. Elle ferma les yeux, puis les rouvrit, bien décidée à ne rien perdre du moindre geste qui allait s’accomplir.
— Combien de temps dure l’expérience ? demanda-t-elle.
— J’ai établi un programme sur trois minutes, lui répondit Oda Sukumi. Voilà comment les choses vont se dérouler, mademoiselle Flanagan. Je vais vous injecter le contenu de cette seringue. Vous vous trouverez alors en parfait état de réceptivité. Vous vous détendrez pendant une minute. Ensuite, je vous donnerai un certain nombre d’ordres, par l’intermédiaire de ce casque. Cela durant environ deux minutes et trente secondes – vous avez une montre murale, face à vous. Vous fermerez alors les yeux, vous vous efforcerez de vider votre esprit de toute pensée consciente et ce sera terminé. Vous êtes prête ?
Penché au-dessus d’elle, Oda Sukumi souriait. Elle essaya de faire bonne figure et lui sourit à son tour.
— Ça ira, lui dit-elle, mais j’avoue que je suis très impressionnée. Pouvez-vous redresser le dossier pour que je puisse vous voir à travers la vitre ?
Il accepta volontiers. Elle le regarda préparer la seringue, demanda :
— Qu’est-ce que vous allez m’injecter, là ?
— C’est une solution qui contient un isotope radioactif à rayonnement gamma. Inoffensif.
Elle sentit l’aiguille pénétrer sa veine. Le liquide un peu froid se diluait dans le sang ; elle vit l’énorme casque tapissé de centaines de scintillateurs qui se rabattait autour de sa tête et elle enregistra les derniers gestes du Japonais avant qu’il ne s’éloigne et ne referme la porte derrière lui. Désormais, elle ne pouvait plus rien faire sinon accepter les conséquences de l’acte fou auquel elle se prêtait. Tandis qu’elle suivait du regard la silhouette du jeune savant qui procédait à ses réglages, elle repensa à Hans Buschmeyer et à David Backmann. Eux aussi s’étaient assis dans ce fauteuil, et ils avaient fini par tuer et mourir...
Lorsque la pendule commença son décompte des secondes, elle se concentra. Une pensée la ramena vers Victor Pevsner qui devait, à cet instant même, se trouver quelque part au-dessus de l’Antarctique pour venir la rejoindre.
Lorsque Oda Sukumi s’approcha d’elle pour lui retirer le casque de la caméra à positrons, il souriait toujours du même sourire ambigu.
— Vous pouvez ôter les écouteurs et vous relever, lui dit-il, nous avons terminé.
Elle se redressa, légèrement étourdie. La tête lui tournait, le sang lui battait violemment aux tempes, et un bourdonnement, infime mais tenace, lui vrillait le crâne. Elle flottait dans une sorte de brouillard euphorique qui lui donnait envie de rire et de danser. Elle dit :
— J’ai l’impression d’avoir été droguée.
— Ce n’est rien, lui répondit Oda Sukumi. Cela va passer d’ici quelques minutes.
Ses jambes étaient molles, et le Japonais l’aida à faire ses premiers pas, la guidant jusqu’au fauteuil dans lequel elle se laissa tomber. S’éloignant, Sukumi revint quelques instants plus tard en lui tendant un verre.
— Buvez ça, ordonna-t-il, ça va vous remonter.
Le liquide, vert tendre, à demi-transparent, avait un goût sucré, délicieux.
Elle se demanda si l’absorption de ce breuvage faisait partie du programme :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Jus de goyave, vieux saké, sucre de canne et une pincée de poivre. Ancienne recette samouraï qui redonne aux blessés la force de retourner au combat.
Elle reposa son verre d’un geste alangui.
— C’est étrange, dit-elle, surprise par la couleur et l’intensité de sa voix, il s’est passé quelque chose de tout à fait inexplicable, pendant que j’étais sous la caméra à positrons. Je n’ai pas eu l’impression d’avoir perdu conscience, j’ai entendu vos ordres et je les ai suivis à la lettre. Pourtant, il me semble qu’il y a eu un vide soudain, très bref, comme si mon cerveau n’avait plus été là. Est-ce normal ?
Oda Sukumi se tenait face à elle, debout, négligemment appuyé contre la console qui occupait le centre du laboratoire.
— Tout à fait, répondit-il. Vous connaissez le principe : la tomographie par positrons permet de suivre la cinétique de la distribution de la drogue au fur et à mesure de ses déplacements dans les différentes zones de l’encéphale. Dans la pratique, il arrive un moment où la densité du marquage atteint sa cote maximale, à la limite de la saturation. Il est possible que vous ayez perdu conscience l’espace d’un instant. Mais c’est sans conséquence.
— Délicieux, dit-elle en reposant son verre vide, peut-on visionner la bande maintenant, je me sens beaucoup mieux ?
— Bien sûr, je vais vous faire une copie et vous pourrez étonner vos amis en leur projetant des images mentales issues directement de votre cerveau.
Il l’installa à nouveau en face de l’écran et s’assit à côté d’elle devant le pupitre de commande. Il fit varier le rhéostat, la pièce s’assombrit, et il enclencha la touche départ. Une horloge indiquait le compte à rebours. Au zéro, la première image apparut. Oda Sukumi commenta aussitôt :
— J’ai commencé par le plus spectaculaire, la carte thermodynamique qui traduit l’activité de votre masse cérébrale. Les parties chaudes, rouge-orangé et jaune, correspondent à des températures plus élevées, qui indiquent une activité plus intense que les parties à couleurs froides. Observez les déplacements. Ici c’est l’aire de Broca qui s’anime lorsque je vous ai demandé de parler, c’est très net. Là, cet orangé, sur la droite, correspond à la zone primaire de la vision, située dans le lobe occipital...
— C’est vraiment extraordinaire, mais, dites-moi, monsieur Sukumi, quels sont mes sentiments à ce moment-là ?
— Je ne me serais pas permis de percer le secret de vos pensées sans votre accord. Il s’agit d’une tout autre expérience.
Elle eut une grimace de dépit :
— Dommage, dit-elle en riant, ça m’aurait beaucoup amusée de voir jusqu’à quel point vous savez lire les pensées les plus intimes.
Un instant elle crut que le jeune savant allait rougir, mais il resta parfaitement maître de lui et enchaîna aussitôt !
— Regardez, mademoiselle, les couleurs froides correspondent à une hypothermie tout à fait acceptable, et le violet indique un état de repos moyen. Votre cerveau me paraît tout à fait équilibré, mademoiselle Flanagan.
Elle continuait à regarder le spectacle qui se déroulait devant elle, toujours attentive. Brusquement, Oda Sukumi se pencha en avant pour appuyer d’un geste rapide sur l’une des touches du pupitre. L’image accusa une imperceptible vibration avant de retrouver sa stabilité. Jessy Flanagan nota le temps : l’horloge marquait deux minutes et quarante-trois secondes.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle le plus naturellement du monde.
— Ce n’est rien, répondit le Japonais, ce matériel a besoin d’être révisé, regardez, que pensez-vous de ce mouvement ?
Les images continuaient à défiler.
— Vous savez à quoi ça correspond ? insista Oda Sukumi.
— Je vous en prie, dites-le moi.
— Vous écoutiez de la musique, mademoiselle.
— Je me souviens, une musique japonaise traditionnelle, c’était très beau.
— C’est cela.
Les images se brouillèrent avant de disparaître. Le film de ses images mentales était terminé, Oda Sukumi rétablit la lumière et se tourna vers elle.
— Voilà, dit-il, je n’en suis pas comme vous à vouloir capter la mémoire. Je n’ai aucune certitude d’aboutir un jour à une découverte fondamentale, mais je cherche et cela me suffit.
— Pourtant, tout à l’heure vous m’avez affirmé le contraire.
— Accordez-moi le droit d’être modeste. Chez nous c’est une tradition.
A nouveau elle se sentit déçue et refit sa petite grimace. Elle avait envie d’en voir plus.
— Vous m’aviez promis de me montrer des images d’autres cerveaux célèbres, nous avons le temps j’espère.
Oda Sukumi approuva d’un signe. Tirant une clé de l’une de ses poches, il se dirigea vers le coffre encastré dans le mur et, faisant jouer le mécanisme, il l’ouvrit. Des dizaines de cassettes étaient alignées sur les rayonnages. Cette accumulation d’images mentales la troubla un instant et elle ne put s’empêcher d’être effrayée par tout ce potentiel neuronal accumulé et disponible.
La sonnerie du téléphone obligea tout à coup le jeune homme à se déplacer de l’autre côté du laboratoire. Tandis qu’il décrochait, Jessy Flanagan s’approcha du coffre pour en détailler le contenu. Chaque cassette était répertoriée selon un code hermétique. Un petit carnet retenu par une chaînette attira son attention — Oda Sukumi lui tournait le dos –, elle s’en saisit et le feuilleta rapidement, lisant les noms qui se suivaient dans l’ordre alphabétique : Ackerman, Arnheim, Avedon, Babel, Bachum, Backmann...
Un bruit sec la fit sursauter, elle se retourna, Oda Sukumi la regardait d’un œil froid.
— Excusez-moi, dit-elle, je n’ai pas pu m’en empêcher.
— La curiosité est une faiblesse qui a bouleversé bien des destinées, mademoiselle Flanagan.
Il lui souriait à nouveau. S’approchant du coffre, il prit le temps de choisir deux cassettes avant de refermer la porte.
— Ce sont vos visiteurs ? demanda Jessy Flanagan.
— Oui, mademoiselle, quel assemblage de célébrités. Bien peu résistent à la tentation de faire filmer leur précieux cerveau. Vanité... vanité...
— J’ai vu que vous aviez un Backmann dans votre collection, s’agit-il de David Backmann, le neurochirurgien ? demanda Jessy.
Oda Sukumi venait de placer la cassette dans le lecteur. Il se retourna, dévisageant Jessy comme s’il eut voulu lire ses pensées.
— David Backmann ? dit-il, oui, c’est bien lui. Vous le connaissiez ?
— Je l’ai rencontré une fois, vous savez ce qui lui est arrivé ?
Le Japonais lui fit signe que oui. Il se retournait vers son pupitre. Il précisa :
— J’ai lu ça dans les journaux... Installez-vous, je vais vous montrer quelques orages cérébraux particulièrement intéressants.
Lorsque, une heure et demie plus tard, elle fut de retour dans son appartement du Sheraton, Jessy Flanagan exigea de ne pas être dérangée. Elle s’enferma à double tour dans sa chambre. Elle s’allongea sur le lit pour réfléchir. Il y avait deux ou trois petits détails dont elle était certaine mais, au regard de ce qui lui avait échappé, c’était bien peu de chose. Il lui fallait spéculer sur la méthode employée par le Japonais pour déséquilibrer le cerveau de ses visiteurs. Qu’allait-il se passer maintenant ? Pendant combien de temps serait-elle encore à l’abri de la crise de folie qui la menaçait ? Oda Sukumi était-il ce mauvais génie qui ne pensait qu’à détruire ? Elle voulait en douter encore. Dans quelques heures Victor Pevsner serait avec elle et il l’aiderait à démêler les fils de cette douloureuse énigme.
Elle ferma les yeux et finit par s’endormir. Lorsqu’elle se réveilla, la sonnerie du téléphone, irritante, n’arrêtait pas de résonner. Elle se redressa et, machinalement, tendit le bras pour décrocher le combiné. Au dernier moment, une force instinctive lui commanda de n’en rien faire, et elle resta immobile, figée, sans pouvoir détacher son regard de l’appareil. La sonnerie s’arrêta enfin. Qui essayait de la joindre ? Pevsner ? Sukumi ?
Jessy Flanagan tremblait. Elle mesura soudainement l’horreur de la situation où l’avait entraînée sa folle témérité. Elle s’étendit sur le dos et respira lentement, profondément, visitant par l’esprit chaque parcelle de son corps, comme le lui avait enseigné Curzio Malaparte.
La peur s’effaça et Jessy ferma les yeux. Sa dernière pensée avant de sombrer dans un sommeil paisible fut pour Victor Pevsner, dont l’image la rassura tout à fait. Quand la sonnerie reprit, elle ne l’entendit pas.